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La défaite (17 Juin 1940)

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La défaite (17 Juin 1940)

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UN DÉBAT SUR LES CAUSES

La défaite française de 1940, évènement stupéfiant s’il en est, présente également un caractère inédit par la durée du traumatisme qu’elle a induit. Aujourd’hui encore, les historiens ne cessent d’ausculter cet évènement pour tenter d’en comprendre les causes. Erreurs militaires ? Défaillances souterraines d’une nation aux pieds d’argile ? Faiblesses politiques et diplomatiques ? Les avis sur la question continuent de diverger.

La défaite

 

Ci-dessous, un échange en trois volets entre Michel Nassiet (Professeur émérite d’histoire à l’université d’Angers) et Olivier Wieviorka (Professeur à l’École normale supérieure de Paris-Saclay). Échange paru sur le site internet de « L’Histoire » en Juin 2020.

Les allemands à Paris après la défaite

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« LES CAUSES FONDAMENTALES DE LA DÉFAITE DE 1940 »

(Michel Nassiet insiste sur les causes fondamentales et objectives de la défaite, militaires, démographiques, diplomatiques.)

Le souvenir de la défaite de 1940 reste une douleur et un traumatisme. On vient de l’entendre pendant la crise sanitaire, quand certains commentateurs comparent l’impréparation face à une épidémie à une incurie qui aurait été celle de la fin de la Troisième République. Il faut que, quatre-vingts ans après, la troisième agression allemande cesse de nous meurtrir.

Des failles dans la préparation, des faiblesses dans l’action : on les connaît. Il reste à les peser relativement aux causes fondamentales, qui résident dans un implacable rapport des forces. Mais préalablement, il faut prendre conscience de deux obstacles intellectuels. Premièrement, la soudaineté de la défaite fait croire que l’armée française ne s’est pas battue, et que les dirigeants du pays furent peu ou prou des gens incompétents et, dès Munich, des lâches. Deuxièmement, la « passion française » pour le politique incline à oublier les faits fondamentaux objectifs qui déterminent les rapports des forces, et d’abord le terrible déséquilibre démographique. A tous égards, le rapport des forces était bien pire qu’en 1914.

Causes militaires

La première cause de la défaite, c’est que l’Allemagne a préparé la guerre la première parce qu’elle l’a voulue. La création d’une armée blindée a commencé clandestinement dès 1932, avant même l’élection d’Adolf Hitler comme chancelier. Au plan géopolitique, le seul fait d’être résolu à faire la guerre donne un avantage considérable, comme le montrent les préliminaires de la Rhénanie et de Munich. Pour son réarmement, l’Allemagne a mis en place un régime autarcique et une économie de guerre à une époque où la France rêvait encore à la construction d’un système de sécurité international et juridique, ce qui lui a donné des années d’avance. Au plan des opérations, la préméditation de l’invasion a donné à l’agresseur les considérables avantages stratégiques de l’offensive, le choix du moment et du lieu, donc ceux de la surprise (1500 bombardiers sur les casemates de la Meuse le 13 mai au matin).

Une défaite militaire a d’abord des causes militaires explique Blum au procès de Riom qui se déroule du19 février au 15 avril 1942. La plus importante, celle que pointe De Gaulle dans l’Appel du 18 juin, résumons-la en quatre mots : l’absence d’un corps de manœuvre blindé. La France avait autant de chars que l’Allemagne (et même trois divisions de cavalerie modernes), mais ce qui importe, c’est que l’état major n’avait pas compris la façon de s’en servir.

La victoire allemande est due non seulement à l’articulation du feu et de la vitesse, comme l’a immédiatement compris Marc Bloch, mais aussi à la conduite de ces moyens dans un plan stratégique au sens précis du mot, c’est-à-dire sur un théâtre de plusieurs centaines de km et visant à encercler les armées françaises du nord. Le 16 mai, la bataille était jouée, et l’état-major définitivement frappé de stupeur. Le projet d’un corps blindé a été formulé par De Gaulle dès 1934 et porté politiquement par Paul Reynaud à la Chambre des députés dès 1935 et encore en 1937. Il n’y a donc pas eu « impréparation », mais manque de vision stratégique de la part des décideurs unanimes, militaires, gouvernements, députés.

La principale question est donc de savoir pourquoi Reynaud et De Gaulle n’ont pas convaincu. Il y a d’abord l’inertie de la pensée, le conformisme. Le traumatisme de la première guerre et la figure tutélaire du vieux maréchal ont nourri le désir d’être rassuré par la fausse sécurité des fortifications (car la France a eu aussi cette malchance que, des chefs victorieux, ce ne fut pas un Foch qui ait survécu).

Une autre raison fut idéologique. De Gaulle a pensé que ce corps serait mieux servi par des soldats qualifiés, donc professionnels, et c’est même sur ce point qu’il a le plus insisté, au point d’en faire imprudemment le titre de son livre (Vers l’armée de métier) ; or la gauche se méfiait d’une armée de métier qui pourrait usurper le pouvoir. La raison la plus prégnante est inhérente aux idées militaires elles-mêmes. La Prusse, encline dès Bismarck à l’invasion, avait développé une culture de la stratégie offensive qui n’existait plus en France depuis Napoléon. Les auteurs français comprenaient à peine la différence entre tactique et stratégie. La France étant pacifique – dès avant 1914 d’ailleurs – la doctrine militaire française était purement défensive, et le bon sens disait qu’il fallait donc dresser des lignes défensives : ce furent la ligne Maginot et le « front continu » voulu par Pétain. C’est la cruelle expérience qui a démontré que, pour assurer la défense, il fallait un corps capable de contre-offensive, mais auparavant, cette idée était contre-intuitive, et il fallait être visionnaire pour s’en convaincre. Ainsi n’est-ce pas une incurie de l’État qui est en cause, mais une erreur de doctrine politico-militaire.

Un corps de manœuvre blindé aurait donné à la bataille un tout autre déroulement, mais rien n’assure qu’il aurait évité l’invasion, ne serait-ce d’abord qu’à cause de la faiblesse de l’aviation. C’est la seconde cause militaire. La nationalisation partielle de l’industrie aéronautique en 1936 a permis une rationalisation de l’outil industriel (notamment un renouvellement des machines). Mais la décision de réarmer massivement l’armée de l’air a été prise très tard, en mars 1938, presque trois ans après la décision analogue de la Grande-Bretagne – retard auquel a contribué l’aveuglement des courants politiques pacifistes. Il fallait bien deux ans pour que cette décision portât ses fruits, et l’excellent Dewoitine 520 fut livré aux escadrilles à partir de novembre 1939. Il a été montré que l’industrie française a réagi efficacement et, à partir de la même décision de réarmement, au moins aussi vite que les industries anglaise et américaine (Revue d’histoire de la deuxième guerre mondiale, janvier 1969).

En outre, en attendant que l’industrie française retrouve une production de masse, le gouvernement a acheté des avions modernes aux États-Unis, avec l’appui du président Roosevelt mais à l’encontre d’une opinion publique américaine encore très attachée à la neutralité. Or l’industrie américaine non plus n’était pas sur le pied de guerre. Les États-Unis ont livré 980 avions, dont 316 chasseurs, qui ne pouvaient compenser le retard initial. Ce sont les commandes françaises et anglaises qui ont donné à l’industrie américaine l’impulsion initiale qui aboutit à une production de masse à partir de 1941.

Une autre cause militaire est la géographie défavorable du territoire français. La France n’est protégée ni par une mer ou un océan, ni par une immensité continentale, qui ont donné à d’autres pays le temps de réagir. En outre, alors que le relief de l’Allemagne oppose des obstacles à une armée qui viendrait de l’ouest, le Bassin parisien offre des vallées qui convergent vers Paris. Ce problème est assez important pour que De Gaulle commence par là son livre de 1934. En conséquence, « la protection de la France sur la route la plus dangereuse dépend de la Belgique ». Or celle-ci avait choisi en 1936 de revenir à une neutralité illusoire, si bien que l’armée belge n’a pratiquement pas collaboré avec l’armée française dans la phase de préparation. Les armées alliées ont néanmoins répondu à l’appel au secours de la Belgique envahie, sans avoir eu le temps de préparer des positions défensives, et ont donc risqué une hasardeuse « bataille de rencontre ». Tout cela pour que le roi des Belges capitule sans même prévenir les alliés ce qui a provoqué l’encerclement et la perte des meilleures armées françaises.

L’infériorité démographique et ses conséquences

La cause la plus fondamentale était l’infériorité démographique. En 1938, après l’annexion du pays des Sudètes, le Reich comptait 79 millions d’habitants, presque deux fois plus que la France (41,5) ! L’infériorité numérique s’était aggravée depuis 1914 (68 millions contre 39,6). Le problème démographique avait plusieurs aspects. Les pertes de la Première Guerre mondiale avaient compromis l’« élan vital » du pays. Elles n’avaient pas été tellement pires en France qu’en Allemagne, mais la population française avait une spécificité. La baisse de la fécondité, qui est un phénomène mondial, y était intervenu beaucoup plus tôt que partout ailleurs, dès avant la Révolution ; or ce phénomène fait vieillir les populations. Le drame de la France, c’est que les hécatombes de la Grande Guerre ont frappé une jeunesse déjà réduite. « Pour un Français entre vingt et trente ans, il y a deux Allemands » (De Gaulle, 1934).

Dans le domaine politique, c’est sans doute la cause première du pacifisme des années 1930. Au plan économique, la faiblesse démographique était, d’après Alfred Sauvy, la cause des difficultés financières chroniques du pays (or les dévalorisations monétaires ne facilitent pas l’achat d’avions à l’étranger). Au plan des relations internationales, elle a créé une dépendance à l’égard de la politique britannique. Au plan militaire, elle a encore été aggravée par l’hostilité de l’Italie, qui, à la différence de 1914, a contraint l’état-major à couvrir la frontière des Alpes. L’infériorité numérique a eu des conséquences très concrètes, comme l’impossibilité de garder une masse de réserve. Pour aligner autant d’hommes que l’Allemagne, la France devait en mobiliser une proportion plus grande et donc des hommes plus âgés, des trentenaires. Il fallait bien les disposer quelque part, on l’a fait là où une offensive paraissait la moins probable, derrière les Ardennes et la Meuse. C’était donc un inévitable point faible ; or l’ennemi l’a su et a génialement situé là son offensive principale. Après un mois de combat sans relèves, désormais à 3 contre 1, les hommes étaient « littéralement épuisés, se battant de jour et marchant la nuit ».

L’infériorité de la main-d’œuvre industrielle était même plus accusée que celle de la population globale. La population active industrielle était en 1913 en France de 7 millions d’individus, en Allemagne de 11 millions ; à partir de la saignée que fut la Première Guerre mondiale, elle a diminué en France (toujours à cause du vieillissement) mais continué d’augmenter en Allemagne, de 20 %, si bien que le ratio est devenu de l’ordre de 1 à 2. En outre, la mobilisation de toute l’industrie au service du réarmement a permis au Reich d’atteindre le plein emploi en 1936, tandis que dans la démocratie qu’était la France, une bonne partie de l’industrie fabriquait des biens de consommation, et la semaine de quarante heures n’a pas permis de rétablir le plein emploi. Le Front populaire, dès septembre 1936, a financé un programme de réarmement de 14 milliards, mais il ne suffit pas de financer, il faut que suive la production. Le fait est que le manque de main-d’œuvre et la semaine de quarante heures ont limité la production industrielle et furent un goulot d’étranglement notamment pour l’industrie aéronautique. Les 13 millions d’ouvriers allemands travaillaient en moyenne 54 heures. Ce n’est pas une incurie de l’État, mais des différences industrielles qui ont causé le déséquilibre des armements. Ainsi, même si les modes de combat des deux armées avaient été les mêmes, le handicap démographique et industriel était terrible.

Des alliances problématiques

Au plan des alliances, le pire, c’est qu’a manqué celle qui était nécessaire pour compenser l’infériorité numérique : une forte alliance de revers. En septembre 1914, l’armée française a été sauvée par l’offensive russe ; Joffre, dans ses Mémoires, appelle les Français à s’en souvenir, il est terrible qu’ils l’aient oublié. Dans les années 1930, le Royaume-Uni et Chamberlain ont empêché une alliance militaire avec l’URSS (cf l’historien britannique Gabriel Gorodetsky, Le Monde diplomatique, oct. 2018). Quant à la Pologne, elle a refusé d’ouvrir son territoire à l’Armée rouge. La géopolitique de l’Europe orientale était donc plus complexe et bien moins favorable qu’en 1914. Finalement, avec le pacte germano-soviétique, la bataille était perdue avant même d’avoir commencé.

Ce n’est pas tout. Outre le retour de la Belgique à la neutralité, c’est le renversement d’alliances opéré par l’Italie qui a permis les succès d’Hitler en 1938. Sans le feu vert de l’Italie, l’Allemagne n’aurait pas pu annexer l’Autriche, et sans l’Anschluss, la Tchécoslovaquie n’aurait pas été isolée.

Last but not least, l’alliance avec le Royaume-Uni n’a pas été forte avant 1939. Les relations entre les deux pays sont rarement exemptes de défiance, Marc Bloch en analyse les causes culturelles avec finesse. Surtout, la situation respective des deux territoires est radicalement différente. Insulaires, les Britanniques ont longtemps pratiqué leur politique continentale habituelle : « freiner la plus forte puissance militaire du continent ». Ils ont tardé à prendre conscience que la prépondérance avait changé. Le Royaume-Uni s’est comporté non en « garant » des traités, mais comme un « médiateur » entre voisins continentaux fauteurs de troubles (François-Poncet, ambassadeur de France à Berlin). En 1938, tandis que l’armée française avait mobilisé, c’est Chamberlain qui a pris l’initiative de discuter avec Hitler, acceptant ses surenchères, sa précipitation, son chantage à la guerre, avec pour résultat le lâchage, sans contrepartie, d’un allié de la France.

Quant à l’épisode censé être celui « où Hitler pouvait être arrêté », la remilitarisation de la Rhénanie, en mars 1936, il est l’objet d’une profonde révision historiographique. Affirmant qu’une intervention de l’armée française aurait été une opération de simple police, les historiens ont accablé le gouvernement français pour avoir commis la « première capitulation », un « renoncement ». On connaît maintenant les ordres effectivement donnés aux forces allemandes, et ils étaient de résister. Déjà nombreux en Rhénanie, les paramilitaires avaient ordre de livrer des combats de retardement, et la Wehrmacht avait l’ordre de résister sur le Rhin où il lui aurait suffi de défendre des têtes de pont. Elle était forte déjà au moins de 400 000 hommes. L’armée française se serait trouvée dans un bourbier, et ce qu’elle aurait commencé comme une opération de police avait tous les risques de devenir une guerre franco-allemande où la France n’était pas sûre d’avoir l’alliance britannique, car Hitler se serait fait un plaisir de prendre à témoin les Européens que c’était la France qui était agressive et oppressive.

En 1940, l’armée française s’est battue avec courage, et avec brio quand elle en a eu les moyens. Un capitaine d’un modeste régiment d’infanterie de réserve décrit comment ses hommes, enfin équipés, au début de juin, de canons de 25, se sont fait tuer en détruisant des chars. L’armée française, bien que déjà battue, a résisté au « coup de couteau dans le dos » italien. La chasse française, selon l’estimation récente la plus drastique, a fait perdre à la Lutwaffe 500 à 600 avions.

Sans nier les faiblesses ni les carences de la France, il faut cesser de leur attribuer la défaite. « La France est à l’avant-garde des démocraties », dit Reynaud le 13 juin 1940, et elle y était bien seule. Le Royaume-Uni n’a pu aligner qu’une armée excellente mais fort réduite (450 000 hommes). Quant aux États-Unis, en dehors du président Roosevelt qui était lucide, en juin 1940, l’opinion publique américaine restait résolue à éviter d’entrer en guerre. L’impréparation y était bien plus grande, mais ces deux pays ont eu un délai pour réagir. La France, fort peu assistée par les deux autres démocraties qui n’étaient pas prêtes, abandonnée par le voisin qui l’avait appelée à l’aide, attaquée dans le dos par un autre, a été battue par un ennemi deux fois plus peuplé, surarmé, et sans scrupules, élevant le crime de guerre au rang de stratégie.

A la différence du Royaume-Uni qui est protégé par la mer, la France, en déclarant la guerre, a pris un risque vital. Si elle n’avait pas déclaré la guerre, le Royaume-Uni n’aurait pas pu intervenir seul sur le continent, et les deux démocraties européennes ayant reculé, l’Allemagne aurait pu envahir après la Pologne les terres qu’elle convoitait à l’est, l’URSS n’étant pas prête du tout. La France s’est sacrifiée.

Michel Nassiet

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1940 : L’ÉTRANGE DÉFAITE ?

(Contrepoint d’Olivier Wieviorka)

Expliquer la débâcle de 1940 amène souvent à opter entre deux registres, plantés dès 1940 par Philippe Pétain et Charles de Gaulle. Des causes profondes pour le premier, des erreurs stratégiques pour le second. L’analyse d’Olivier Wieviorka.

La défaite de 1940 reste un puissant traumatisme dans la France contemporaine dont elle s’est, aujourd’hui encore, difficilement relevée. Cette débâcle a eu des conséquences si tragiques qu’elle ne cesse, année après année, d’être revisitée pour tenter d’en comprendre les ressorts. C’est dire que l’article synthétique de Michel Nassiet offre une synthèse bienvenue, tout en défendant un point de vue inédit. In fine, conclut l’historien, le déséquilibre démographique offre le nombre d’or permettant de comprendre l’incompréhensible – l’écroulement de la première armée du monde en moins de six semaines.

Expliquer la débâcle amène souvent à opter entre deux registres, plantés dès 1940 par Philippe Pétain et Charles de Gaulle. Pour le premier, « trop peu d’enfants, trop peu d’armes, trop peu d’alliés » définissaient les causes profondes ayant conduit au désastre. Refusant cette problématique, le second insistait au contraire sur le caractère contingent qui avait mené la France à perdre, certes, une bataille mais non la guerre.

Les historiens soulignent le poids des choix à court terme opéré par le haut-commandement. A cette aune, le déplacement de la 7ème armée, invitée à marcher sur la Belgique, constitua une première erreur ; plus dramatique encore, Gamelin décida non seulement de s’enfoncer en Belgique, mais de poursuivre la marche jusqu’aux Pays-Bas (manœuvre Dyle-Breda). En procédant ainsi, le généralissime exposait dangereusement ses troupes. Il suffirait aux Allemands de couper la base du tronc sur lesquelles les armées françaises s’étaient déployées, pour les anéantir. Ce qu’il advint lorsque la Wehrmacht exécuta avec maestria son coup de faux (la formule est de Churchill). Sans céder au vertige de l’histoire contrefactuelle, le désastre aurait donc pu être évité – avec bien des « et si », convenons-en. Si Gamelin n’avait pas déplacé sa 7ème armée, et conservé par conséquent une bonne couverture dans le secteur de Sedan, si la 55e Division d’infanterie, une unité assez médiocre, n’avait pas cédé à la panique, si quelques pièces d’artillerie avaient été mieux disposées sur la rive sud de la Meuse, la fortune des armes eût différemment tourné.

L’incidence des hasards, ceci posé, ne doit pas occulter les causes profondes. La carence de l’aviation, justement notée par Michel Nassiet, pesa lourd. Le ciel, au printemps 1940, appartint à la Luftwaffe, qui, tablant sur sa supériorité numérique et technologique, offrit aux troupes au sol un appui décisif. Mais le mal venait de loin. L’inefficacité de l’appareil industriel s’était conjuguée à la sclérose doctrinale pour empêcher la France de se doter d’un outil militaire aérien efficace. De même, le système d’alliances se révéla inefficace. La Belgique s’était ostensiblement murée dans une posture neutraliste, ce qui empêcha les deux armées de se concerter pour adapter une défense commune. Faute de concessions de la part de Londres et Paris, Moscou avait opté pour le partenaire le mieux-disant et signé un pacte de non-agression avec Berlin, le 23 août 1939. Le Royaume-Uni, enfin, n’avait guère tenu compte des intérêts français et mené, jusqu’à Munich tout du moins, une diplomatie solitaire. Quand les relations entre les deux rives de la Manche se resserrèrent, il était un peu tard pour aboutir à une coordination militaire efficiente. Bref, l’affaire s’était d’emblée mal engagée.

Faut-il pour autant faire de la démographie le facteur décisif ? Cette approche mésestime, me semble-t-il, deux grands éléments. En 1939, la France mobilisa 5 millions d’hommes. A court terme, ces effectifs étaient largement suffisants pour tenir le choc de l’offensive déclenchée le 10 mai 1940. A long terme, le déséquilibre jouait, certes, en faveur de l’Allemagne, à une réserve près : la France pouvait compter sur son Empire et sur le Royaume-Uni, Commonwealth inclus, dont les viviers se seraient additionnés. Le Royaume-Uni, après tout, avait une population comparable à la nôtre (48 millions d’habitants), et son armée, pendant la Seconde Guerre mondiale, fut d’une taille comparable. Il ne fut cependant pas défait alors qu’il combattit sur une échelle mondiale, de l’Afrique du Nord à l’Italie en passant par l’Italie. Ajoutons, pour faire bon poids, que les États-Unis auraient également pesé à partir de 1941, tant en termes militaires qu’en termes industriels. Résumons : le facteur démographique ne semble pas essentiel puisque la France disposait, en 1940, des effectifs nécessaires pour faire face à court terme, et aurait pu, en tenant, tabler à long terme sur le concours de ses alliés et de son Empire.

Michel Nassiet, en second lieu, ne porte le regard que sur la France, en occultant totalement les difficultés qui assaillaient l’Allemagne. Or, le IIIe Reich n’était pas dans une situation plus brillante. Du point de vue économique, il pâtissait d’un manque criant de matières premières – malgré le concours apporté par l’Union soviétique – et le manque d’essence était dramatique. Son appareil industriel restait faible, comme l’a brillamment démontré l’historien Adam Tooze. Son système d’alliances, par ailleurs, était encore plus brinquebalant que le système français. L’Italie annonça dès 1939 qu’elle ne comptait pas s’engager dans le conflit ; rien n’avait été prévu pour engager le Japon dans la guerre ; et si le pacte germano-soviétique offrait un répit bienvenu, il s’agissait d’une alliance contre nature que Hitler n’hésita pas à briser en 1941. En 1940, en revanche, les liens entre Londres et Paris s’étaient renforcés, et les démocraties pouvaient tabler sinon sur l’appui, du moins sur la bienveillance de Washington qui, à partir de novembre 1939, accepta de livrer des armes à conditions que les pays « payent et transportent » (cash and carry).

Au total donc, les décisions de court terme ont, semble-t-il, joué un rôle plus déterminant que les causes profondes – et la démographie n’a pas pesé d’un poids écrasant. L’état-major était d’ailleurs si peu sûr de la victoire qu’il s’efforça, par tous les moyens, d’éviter la guerre. La victoire inattendue de juin 1940 découle ainsi au premier chef d’une lamentable conduite des opérations dont l’état-major reste le premier responsable.

Olivier Wieviorka

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LA DÉMOGRAPHIE UN FACTEUR DÉTERMINANT

(La réponse de Michel Nassiet)

La faiblesse démographique est une cause fondamentale parce qu’elle a créé la dépendance vis-à-vis du Royaume-Uni et contraint à la défensive.

Avec Olivier Wieviorka, constatons d’abord des points d’accord nombreux et très importants. L’accord est complet sur les relations internationales : la gravité du retour de la Belgique à la neutralité, et « les longs errements de la diplomatie britannique ». Cette faiblesse des alliances était mortelle, sans que ces politiques d’Etats souverains fussent de la responsabilité du Quai d’Orsay. Beaucoup d’actions des gouvernements ou de l’état-major furent en effet à l’opposé d’une prétendue « impréparation ». Et, c’est fondamental, la doctrine défensive correspondait aux attentes du pays. Dans le temps court, est-ce seulement la variante Bréda ou le principe même de l’entrée en Belgique qui était dangereuse ? Reste à savoir si l’entrée en Belgique et les paniques sur la Meuse furent les causes fondamentales. Que des unités aient craqué est une cause seconde dont il faut chercher la cause première.

Nous sommes en désaccord sur la mesure du rapport des forces, et sur la façon de formuler la problématique. De Gaulle et Pétain étaient des acteurs, non des historiens. La prise en compte du facteur démographique se réclame d’Alfred Sauvy, qui fut professeur au Collège de France. Elle ne partage nullement la vision d’une faillite globale de la IIIe République, ni elle n’implique un jugement moral.

Sur le rapport des forces, dans la bataille de 1940, la France et le Royaume-Uni ne faisaient pas « presque jeu égal avec l’Allemagne ». Peu importe que la France eût plus de chars puisqu’ils étaient dispersés de Dunkerque à Bâle et non concentrés au lieu qui serait décisif – un lieu que l’attaquant seul pouvait connaître. La DCA était faible, et l’aviation était surclassée dans tous les domaines.

Le réarmement allemand a été entamé bien avant 1936, année où déjà la Wehrmacht avait trois divisions blindées, et où volait le Messerchmitt 109, avant que ses pilotes ne s’entraînent dans la guerre d’Espagne. Que l’industrie allemande connût des difficultés n’empêche pas qu’elle était bien plus puissante que l’industrie française, ni cette évidence qu’elle a produit un matériel alors globalement sans équivalent. Peu importe que la Blitzkrieg n’ait pas été théorisée dès lors que des hommes d’action l’ont faite. Une guerre aussi courte que brutale, d’ailleurs, Hitler l’avait voulue de longue date. Peu importe les « craintes » des généraux allemands – c’est curieux, cette attention des historiens aux émois des généraux allemands : c’est déjà un argument invoqué pour analyser, à tort, l’épisode de la Rhénanie (1936). Les généraux allemands, après tout, sont des êtres humains : quand ils prennent des risques, ils sont conscients que c’en sont ; le fait est qu’ils les prennent, et comme ces risques sont rémunérateurs ! L’attaque allemande n’était pas un acte de désespoir, mais un risque en effet, aussi raisonné qu’audacieux.

Or l’audace des Guderian et autres Rommel ne venait pas de rien. Le défenseur laisse à l’attaquant les avantages considérables du choix du moment et du lieu, ainsi que le recours à la surprise et à la ruse. Le choix du lieu est décisif puisqu’il permet d’y concentrer ses forces et de s’y donner la supériorité : c’est « d’une importance capitale », « la chose la plus importante » (Clausewitz). Le défenseur ne peut que réagir, avec un retard qui, au temps du moteur, devient irrattrapable. Quand il tombe dans un piège, c’est d’abord parce qu’il a laissé à l’autre l’initiative de le tendre. Plus généralement, l’intrépidité, qui « s’oppose à la prudence et à la précaution […] constitue une véritable force créatrice », dit encore Clausewitz. C’est la dynamique impulsée par la volonté de recommencer la guerre qui a inspiré les géniales avancées de l’esprit allemand : la coordination des chars et de l’aviation d’assaut, la sirène des stukas, le coup de maître stratégique du « coup de faux ».

A l’inverse, le principe du « front continu » est extrêmement dangereux. Ce danger, Sun Tzu le formule en un aphorisme magnifique : qui « se prépare partout, sera faible partout ». Or le renoncement de la France à l’offensive est dû, en dernier ressort, par delà le pacifisme, à la forte infériorité démographique du pays par rapport à l’Allemagne. Dès 1919, Foch l’invoque pour justifier le Rhin comme ligne de sécurité. La faiblesse démographique est une cause fondamentale parce qu’elle a créé la dépendance vis-à-vis du Royaume-Uni et contraint à la défensive.

Quant aux paniques du 13 mai, l’historien doit chercher à les comprendre. Une première cause, c’est le choc de la surprise ; une des pages les plus intéressantes du témoignage de Marc Bloch est celle où, riche de son expérience de la Première Guerre mondiale, il explique comment une troupe peut être prise de panique lorsqu’elle est surprise. Un corps d’élite, lui, tient toujours, au point de se faire tuer sur place, mais les divisions sur la Meuse n’étaient pas une élite parce que les hommes et les officiers étaient pour beaucoup des réservistes, des trentenaires, des pères de famille, mobilisés depuis peu et n’ayant pas acquis un « esprit de corps ». Or c’était un tiers des divisions d’infanterie qui étaient ainsi des unités de série B ou de forteresse, et c’était dû au fait que, la jeunesse française étant deux fois moins nombreuse que la jeunesse allemande, l’armée française a dû mobiliser des hommes jusqu’à l’âge de 41 ans. Que des unités aient craqué sous la surprise n’est donc pas un fait contingent. On ne peut pas raisonner seulement « en termes de population globale, en nombre d’hommes, sans préoccupation de la population par âges » (Sauvy).

Pierre Chaunu le savait : la démographie est toujours un facteur déterminant du dynamisme et des capacités d’une population. Si la population française était vieillie, c’est parce que la baisse de la fécondité, phénomène mondial, y avait commencé beaucoup plus tôt que partout ailleurs ; or – les conséquences ne s’en sont fait sentir que plus tard – c’est justement dans l’entre-deux-guerres que la fécondité allemande a rejoint le bas niveau de la fécondité française… Ce qui est en cause, ce sont les grandes catégories de l’explication historique : temps court/longue durée, rapport du politique aux structures, etc…

Michel Nassiet

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Pour en savoir plus voir le dossier de l’Histoire intitulé  « Mai-juin 1940 : la France dans la tourmente ».